Un confrère m’a récemment rapporté cette anecdote, que j’ai trouvée édifiante. Une société lui a proposé un poste de développeur, à la condition qu’il « arrête l’accessibilité ». Injonction justifiée par le fait que cette société ne voulait pas qu’il consacre du temps (en veille, contributions, événements, etc.) à la communauté; et par le refus de partager le savoir-faire avec des concurrents.
Avec tout le respect que je dois à la personne qui a posé cette condition: à mon avis c’était une grossière erreur de calcul.
Dès que j’ai commencé à m’intéresser à l’accessibilité du Web, j’ai été frappé par le caractère très communautaire de cette activité. C’est dans sa nature: on n’entre pas en accessibilité pour l’argent ou par opportunisme (en tous cas, pas encore). C’est la marque d’un engagement personnel pour une cause que l’on considère comme juste, et qui vaut la peine d’y consacrer temps et énergie, y compris au détriment de sa propre carrière. Nombre de spécialistes de l’accessibilité pourraient en effet dédier leur talent à d’autres fonctions bien plus rémunératrices… Et puisqu’on parle de professionnels du Web, il est logique qu’ils utilisent au mieux les outils de partage et de diffusion propres au médium.
De fait, dès mes premiers pas, j’ai découvert quelques personnalités saillantes du microcosme a11y de l’époque: Pierre Guillou, Matthieu Faure, Élie Sloïm, Laurent Denis, Stéphane Deschamps, Derek Featherstone, Denis Boudreau… Puis, plus tard, Jean-Pierre Villain, Steve Faulkner, Karl Groves, Aurélien Lévy, Sébastien Delorme, entre nombreux autres. Bref, des caïds du domaine, qui ont pour point commun de partager énormément sur leur travail, au travers de blogs, forums, listes de diffusion, réseaux sociaux… pour le plus grand bien de tous. Leurs contributions m’ont énormément apporté, soit directement, soit par l’exemple qu’ils donnent.
Cet exemple, je me suis efforcé de le suivre, dans la limite de mes moyens et capacités. J’ai commencé par répondre, tout tremblant, à des questions sur la liste du GTA (Groupe de Travail AccessiWeb), ou sur des forums. Puis, je me suis essayé au blog, collectif d’abord, personnel ensuite (vous êtes en train de le consulter); sans oublier les commentaires sur ceux des autres. Aujourd’hui, ma panoplie du petit partageur comporte un groupe sur LinkedIn, une communauté Google+, mon compte Twitter personnel, un compte Twitter sur l’accessibilité numérique en général, un autre sur l’accessibilité mobile en particulier, et, enfin, un espace d’échanges (board) sur Quora. Ah, oui, plus quelques contributions sur OpenWeb et a11ybuzz. Ouf!
Toutes ces actions ont eu pour but soit de partager mes acquis et découvertes, soit de permettre à d’autres de le faire. Je ne suis pas aussi fort, techniquement, que les experts cités plus haut. Je n’ai ni leur notoriété, ni leur légitimité. Pourtant, mon activisme m’a permis de trouver ma place dans cette communauté, qui accueille toujours chaleureusement les bonnes volontés. Et si je reste, aujourd’hui encore, intimidé par ces grands noms de l’a11y, j’ai pu parler et échanger avec eux; certains m’ont demandé conseil, d’autres m’ont fait travailler. Il y en a même un qui m’a recruté!…
Autres signes tangibles: on m’a sollicité pour donner des formations. On m’a invité, ou accepté, à des conférences, en France mais aussi à Londres et aux USA; j’ai même déjà été rémunéré pour cela. On m’a demandé de participer à des groupes de travail. On m’a contacté pour des projets commerciaux et des partenariats. Régulièrement, on me demande conseil pour un choix de formation ou d’orientation de parcours. Toutes choses qui me flattent autant qu’elles m’étonnent!
Mais j’ai vraiment pris toute la mesure de mon « retour sur investissement » lorsque dernièrement j’ai cherché un emploi. Ma première démarche (et en fait, la seule) a été de prendre contact avec quelques personnes ciblées de cette fameuse communauté. J’ai été vraiment bluffé par le résultat: pour une douzaine de contacts, j’ai obtenu 4 pistes très sérieuses de recrutement, dont une seule faisait l’objet d’une annonce. Les gens que j’ai contactés ont tous été très chouettes: attentifs, désireux d’aider, et actifs dans la suite du processus. Peu d’entre eux avaient réellement travaillé avec moi; j’ai pourtant entendu des choses très surprenantes à mon égard, comme si mon travail leur était familier…
Et d’ailleurs j’en profite pour remercier publiquement tous les membres de cette communauté qui m’ont aidé, que ce soit en prenant de mes nouvelles, en m’encourageant, en poussant mon CV, ou carrément en me recommandant auprès d’un recruteur. Par ordre alphabétique: Anne Cavalier, Armony Altinier, Audrey Vittecoq-Laporte, Aurélien Lévy, Bertrand Cochet, Christophe Clouzeau, Denis Boulay, Estelle Renaud, Jean-Pierre Villain, Pierre-Alain Borne, Stéphane Deschamps, Sylvie Duchateau, Sylvie Goldfain, Tanguy Lohéac, Vincent Aniort, Vincent Maucorps. Et j’espère n’avoir oublié personne… Bien sûr il y a aussi Véronique Lefèvre-Toussaint, qui finalement m’a recruté, mais bon, ça allait de soi!
Tous les spécialistes du réseautage vous le diront: il ne faut pas attendre d’avoir besoin d’un réseau pour s’en constituer un. Si je connaissais cette recommandation, je n’avais pas encore fait l’expérience de sa pertinence, que je vous confirme donc. Et même si je ne l’ai pas fait pour ça, je me félicite tous les jours de l’avoir fait.
Et là, les plus attentifs lecteurs doivent se faire la remarque: ok, mais quel intérêt pour les employeurs?… Tout ce temps passé à communier, il y en a forcément une partie prise sur le temps de travail, non? Et puis si c’est pour aller se faire débaucher un jour par un concurrent, la société mentionnée en préambule a eu bien raison! Pas vrai?
Et bien, ce n’est pas entièrement faux. Mais il faut aussi peser tous les avantages.
D’abord, cet instinct du partage est forcément un élément de la personnalité; ça ne se décrète pas. Ceux qui le font sont comme ça. Ce serait comme demander à quelqu’un d’arrêter d’aimer les kebabs ou de lire dans les transports. L’empêcher de le faire est un bon moyen de le rendre malheureux, ou de le faire fuir (avais-je besoin de préciser que le confrère en question a refusé l’offre?). Dernièrement j’ai visité une ferme laitière. Les vaches y sont de véritables usines sur pattes. Pourtant, même elles ont droit à aller goûter trèfle et luzerne au pré, de temps en temps, pour changer d’air et faire meilleurs lait et viande. Si, en tant que manager, vous estimez que vos développeurs n’y ont pas droit, vous allez au-devant de graves déconvenues. Si vous voulez attirer les meilleurs, et renforcer l’attractivité de votre société, laissez-les s’épanouir; au final, c’est vous qui en récolterez les fruits.
Ensuite, dans ce domaine, la notoriété des individus dépasse celle des sociétés. Si on fait quelques recherches sur l’accessibilité Web via un moteur de recherche, sur des thématiques ciblées, on tombe essentiellement sur des articles de blogs, des présentations en ligne, des contributions à des listes de diffusion et forums, ou des tweets. Avec, derrière, un auteur identifié à titre individuel, qui parfois s’exprime en lien avec son employeur, mais pas toujours. En vertu du principe de longue traîne, ce sont ces contenus qui sont amenés à ressortir des requêtes, pour un bon moment encore… Ce qui signifie que si votre société vend de l’accessibilité, son meilleur argument marketing reste les individus qui la composent, et ce qu’ils ont mis en ligne. Anecdote: alors que j’étais un chef de projet anonyme dans une SSII de plus de 1000 personnes, mon manager a été approché par un consultant d’une autre SSII, bien plus grosse, lui disant qu’il me connaissait, et connaissait l’entreprise, pour mon travail sur l’accessibilité. Mon manager était très étonné, car la boîte n’investissait pas un sou de marketing sur le sujet. Et moi aussi, car je ne connaissais pas ce monsieur. Toujours est-il que le nom de mon employeur était associé à l’accessibilité dans l’esprit de clients et partenaires potentiels, par le seul fait de mon action individuelle.
De plus, partager des ressources gratuites, c’est comme offrir un échantillon. Vous donnez un aperçu de vos compétences, et sa qualité est en général en rapport avec votre niveau de savoir-faire. C’est un message très fort: si vous aimez ce que nous proposons gratuitement, imaginez un peu ce que nous vendons… Pour ma part j’ai toujours pu vérifier que c’était vrai: les ressources gratuites de haute qualité sont proposées par des entités à la hauteur de ce qui est suggéré. Pour les autres… et bien, je ne saurais dire: elles ne se distinguent pas du tout-venant. Et c’est bien le problème! Dans un contexte de concurrence, lorsque l’on cherche une compétence rare, on se tourne naturellement vers ceux qui semblent proposer la plus pointue. Et rien de mieux que les ressources consultables librement pour en juger.
Enfin, le travail communautaire est en train de devenir la façon de travailler tout court. Surtout dans un domaine aussi mouvant et turbulent que le Web… les innovations et les meilleurs pratiques ne viennent plus des organisations ou du management, mais des individus, qui fonctionnent spontanément en réseau, connectés à leurs pairs, offrant autant qu’ils reçoivent. J’ai vu des équipes fonctionner en vase clos sur un projet très délimité, et finir par se scléroser et stagner. Celles qui innovaient et progressaient étaient en contact avec d’autres, laissaient des individus proposer des apports extérieurs, qu’ils allaient forcément chercher ailleurs… Or c’est en se frottant aux meilleurs que l’on progresse le plus vite.
La société qui ne voulait pas laisser son candidat « faire de l’accessibilité » ne s’est pas trompée: son goût pour le sujet allait l’amener à y consacrer du temps en dehors des frontières de l’entreprise. Mais pour moi, c’était une erreur de ne pas le laisser faire…
Hello Olivier
J’abonde à 200% à ton billet.
J’ai moi même appris l’essentiel de ce que je sais sur le sujet de l’accessibilité grace aux personnes que tu as citées.
Le partage et la collaboration des membres de la communauté sont essentiels pour faire avancer le sujet et propager les connaissances et les bonnes pratiques auprès des personnes désirant s’intéresser au sujet.
Concernant le fait de décrocher l’accessibilité des tâches de développements, je reste, comme toi, déçu.
Comme je le twittais ce matin, il serait vraiment temps d’entrer dans un cercle vertueux….. Tout le monde y gagnerait. ☺️
Je partage à 200% ce point de vue. Depuis que j’ai changé de boulot, j’ai vraiment pu sentir la différence : c’est là que j’ai le plus écrit d’articles, suivi des conférences (et présenté qq unes), échangé, etc.
Quand je parle par exemple d’Openweb, le premier réflexe que j’entends c’est « ça doit te prendre du temps ». Et alors ? C’est du temps bien investi, du plaisir, ça m’a fait rencontrer des gens extraordinaires, et j’ai tellement appris avec et grâce à eux. Et effectivement, la communauté le rend énormément : des invitations à des événements, des livres généreusement offerts, des connaissances, des morceaux de vies extraordinaires, de franches parties de rigolades, etc.
Un employeur qui refuse cette curiosité d’un employé n’a à mon humble avis rien compris. Rien que là où je travaille, cette curiosité a amené le responsive, les performances, la mise en place de la qualité web, de gros progrès en accessibilité, des connaissances sur Google Analytics, etc.
Mon micro-framework CSS RÖCSSTI est peut-être pas le plus extraordinaire qui soit, mais il sert vraiment l’entreprise où je bosse : si j’imagine qu’il fait gagner environ 2 à 3 heures à chaque projet, vu le nombre de projets qu’on a fait avec (une cinquantaine), le retour est plutôt… très positif.
Le gros avantage aussi de cultiver cette curiosité, c’est d’amener ces choses petit à petit et de ne pas subir ces évolutions en devant s’y mettre en catastrophe. J’ai vu des boites souffrir énormément avec l’arrivée du responsive : tandis que l’inté se retrouve sur un projet avec des choses qu’il ne maitrise pas, le projet se casse les dents et ça tourne au cauchemar. Mon tout premier gros site en responsive est plutôt bien passé, car j’avais déjà fait des choses sur des sites plus simples.
Je constate d’autant plus que les choses « avancées » qu’on voit dans les conférences arrivent de plus en plus vite en production, le rythme s’accélère vraiment depuis qq années.
Et finalement, a-t-il refusé le poste ? (s’il était en position de le faire, bien entendu)
Oui (c’est mentionné juste avant le passage sur les vaches). Et pourtant, il avait vraiment besoin d’un job. Comme quoi, l’intégrité ne s’achète pas, ou alors, très cher!
200% itou, et le même plaisir d’avoir enfin trouvé, parmi les métiers du web, une communauté « partageuse », à l’égal des comunautés des développeurs du libre que je connais par mon compagnon. Je voudrais aborder une autre occasion d’action pour les évangélisateurs : en interne, tout simplement ! Dans une institution pourvue de nombreux sites et applications web, d’une DirCom, d’une DSI, d’un intranet, de développeurs ici et de rédacteurs là-bas, le tout très décentralisé, ma mission – telle que je l’ai moi-même fixée – est de faire de l’évangélisation et de la formation. De haut en bas, latéralement, pour les débutants et les techos, pour les dirigeants et les chefs de projet, pour les petites mains et les spectateurs… J’étais seule il y a 3 ans, quand j’ai raté l’examen d’Accessiweb (trop technique pour moi : pas grave, je ne suis pas experte, mais référente :-). Nous sommes maintenant une petite équipe, dont un nouvel expert et un futur… Et peu, les sites web acessibles sont devenus, non pas la norme, mais une pratique qu’il est normal d’étudier et de mettre en place (j’ai tout ce qu’il faut pour !) On se rencontre de temps en temps, j’anime un dépôt Drive pour des articles intéressants, notre outil de création de sites s’enrichit d’éléments accessibles grâce aux compétences ou aux besoins des différents webmestres intéressés. Cette dynamique interne est aussi très intéressante !
Merci pour ce retour d’expérience, Ève, et bravo pour avoir réussi à « infiltrer » votre institution de la sorte!
Effectivement l’évangélisation interne est aussi un axe très intéressant. Pour ma part j’ai fait plusieurs constats à ce propos, après avoir expérimenté cela dans 2 types de structure: une « grosse PME » (1000 personnes en comptant tout le monde) où l’accessibilité n’est pas un axe de travail prioritaire; et une « vraie PME » (40 personnes) où l’accessibilité est un sujet pris à bras-le-corps.
D’abord, c’est toujours très bien reçu par les opérationnels, qui apprécient fortement l’aide fournie, et en comprennent très bien la valeur. Et même si les moyens de communication ne sont pas là (RSE, intranet, site de gestion des connaissances ou autre) ou ne sont pas efficaces, on trouve toujours le moyen de vous trouver quand on a besoin de vous…
En revanche, si le partage n’est pas dans la culture d’entreprise, ou si le sujet traité n’est pas vu comme important par la hiérarchie, alors ce travail n’est pas valorisé. Pour avoir vu tellement de temps gâché à reproduire les mêmes choses, et surtout les mêmes erreurs, non seulement d’un site à l’autre, mais aussi au sein d’une même structure, voire d’un même projet, je me dis qu’il y a là une aberration à éradiquer. Pourtant, parce qu’on ne pense pas à les mesurer, on continue à reproduire ces mêmes erreurs…
Et du coup, rien de plus frustrant, par exemple, que de faire gagner du temps à un projet, pour s’entendre ensuite reprocher que l’on perd son temps à ne pas produire! Ou de manière générale, que de ne pas être reconnu pour sa valeur ajoutée. C’est là qu’il faut vraiment avoir la foi…
Autre constat: sur une structure où l’entraide est plus importante, par nécessité, tout simplement, alors les choses sont plus simples. Les outils et les modes d’intervention émergent naturellement, l’information circule plus vite et mieux, bref, le terrain est propice au partage, et le partage n’en est que plus fructueux, et gratifiant. Et là, c’est que du bonheur… d’autant qu’on peut laisser libre cours à son penchant, et se rendre directement utile!
Je m’incruste dans ce fil, mais j’ai une bonne raison : le début de ton dernier paragraphe, Olivier, est précisément ce que j’ai vécu pendant plus de quatre ans. Dans une petite agence, interdiction d’intégrer les outils que j’avais créés au processus de production de l’agence. Je l’ai fait, en sous-marin. J’ai open-sourcé tout ça, publié des bribes de mes travaux sur mon blog personnel, constaté des progrès fulgurant dans la productivité de l’agence… toujours sans aucune reconnaissance.
Mais pendant ce temps, tout ce travail n’est pas passé inaperçu. Et cela a débouché sur une offre d’emploi, sur recommandation et sans candidature de ma part.
Et ce nouveau job est tellement, tellement plus intéressant et gratifiant.
Je suppose que mon précédent employeur pourrait regretter ces contraintes absurdes, tout comme le recruteur que tu mentionnes et qui voit un candidat intéressant s’enfuir à toutes jambes.