Deuxième interview de la série « 5 questions à… ». Après Jean-Pierre Villain, j’ai le plaisir de donner la parole à quelqu’un qui a également eu une forte influence sur mon parcours dans l’accessibilité Web. Tanguy Lohéac a en effet été la première personne que j’ai vue, en direct, utiliser un lecteur d’écran. C’était lors de ma formation chez AccessiWeb, et sa démo a fini de me convaincre que j’avais fait le bon choix. Aujourd’hui, après un diplôme de Chef de Projet Informatique et de Commerce International, Tanguy est Responsable accessibilité de l’information chez Sanofi. Il réalise le podcast AccessiMag, et se déclare amateur de whisky (mais je vous rassure, ça n’a aucun rapport). Vous pourrez apprécier sa plume, qu’il a fort plaisante, en lisant son roman « le secret d’une amitié », son blog tanguy rêve, ou ses tweets sur son compte @TanguyLoheac.
Pourquoi travailles-tu dans ce domaine ?
Il y en a qui naissent avec une cuiller d’argent dans la bouche, moi c’est avec un triple A: Aveugle, Armoricain, Anti-barrières. Ce qui signifie qu’avant d’avoir la moindre connaissance sur le sujet, j’étais directement concerné par les problèmes d’accès à l’information au quotidien. Et comme je suis breton, comprenez persévérant, et que je déteste ce qui me résiste, le hasard puis la nécessité m’ont propulsé du côté obscur de l’accessibilité. Ça a commencé chez BrailleNet où j’ai mangé la « bible » chaque jour que le Web faisait. Puis, comme il fallait bien gagner ma croûte, j’ai continué chez Sanofi où j’ai dû mettre pas mal d’eau dans mon dogme tel que je l’avais appris.
De quoi es-tu le plus fier ?
D’avoir pu entrer dans une grande entreprise où j’exerce un métier qui, même s’il est indirectement lié au handicap, ne fait pas partie de ceux qu’on « réserve » généralement aux aveugles. Ce qui n’est en rien une insulte envers ceux qui pratiquent ces métiers. Mais ce dont je suis fier c’est de pouvoir mettre en œuvre des compétences intellectuelles et humaines au service d’un sujet magnifique. Je ne suis pourtant pas complètement naïf. Mon statut de travailleur handicapé a aussi pesé dans mon embauche. Mais pas que.
Sinon, à titre personnel, je reste émerveillé d’avoir pu mener à bien et de continuer depuis 2006 à porter le site www.metro-connexion.org. C’est un projet complètement fou, un truc de malade dans lequel, si j’en avais mesuré l’ampleur à l’époque, je ne me serais certainement pas lancé. Aujourd’hui, je sais qu’il rend service à de nombreuses personnes. Il démontre qu’à l’aide une idée simple, d’objectifs à la mesure de ses moyens et beaucoup d’endurance, on peut créer des services utiles sans se faire des nœuds au cerveau avec des projets qui ne voient jamais le jour.
Une dernière chose dont je suis content, c’est de savoir jouer à la guitare Hexagone de Renaud, en même temps il n’y a que deux accords, tout en chantant les 12 couplets sans me tromper, sauf au-delà de 3 grammes par litre.
Si tu étais Ministre de l’Accessibilité Numérique, tu commencerais par quoi ?
Cette question sous-entend : « si j’avais le pouvoir d’imposer mon point de vue ». Hé bien, je ferais principalement deux choses:
- J’harcèlerais la(le) Ministre de l’Éducation Nationale et le délégué à l’Enseignement Supérieur pour que chaque lycéen et/ou étudiant, quelle que soit sa filière, ait au minimum 20 heures de son cursus consacrées à l’accessibilité. Vingt heures, c’est une microgoutte d’eau dans une vie universitaire. Mais si cela peut faire prendre conscience à de futurs ingénieurs, enseignants, acteurs du web, industriels, décideurs, que c’est fondamental pour une société plus civilisée, voire même rentable, ce serait déjà énorme.
- Je mettrais à la poubelle tous les référentiels, lois et autres décrets traitant du sujet et j’imposerais à mon administration 10 engagements, pas un de plus, pas un de moins, à tenir vis-à-vis de l’accessibilité des sites publics, à l’instar de ce qui a été fait, voici quelques années, aux impôts pour se tourner vers le contribuable et lui apporter un service de qualité. Ces dix engagements, se résumeraient à 10 critères d’accessibilité incontournables, forcément arbitraires, et non négociables, pour lesquels chaque intervenant d’un site web public devra être formé, endoctriné, tels les dix commandements. J’emploie à dessein un langage radical, car je crois qu’il est grand temps, urgent, d’extirper l’accessibilité du cadre trop rigide, trop technique, trop décourageant dans lequel elle est enfermée depuis 15 ans. Passons à des actions concrètes, perceptibles, opérationnelles, compréhensibles et robustes ! Tiens ça me rappelle quelque chose.
Qu’on se rassure cependant, je n’ai nulle envie d’un portefeuille.
Pour toi, quel avenir pour l’accessibilité ?
Nous sommes dans une période charnière, une croisée des chemins où la mobilité et l’Internet des objets nous donnent une seconde chance de ne pas rater le coche. Au risque de plomber l’ambiance, j’ai de plus en plus la conviction que l’accessibilité ne passe plus par le Web. J’en fais personnellement l’expérience. Quand un service est disponible sur Internet, mon premier réflexe est d’aller voir s’il n’existe pas l’équivalent avec une application mobile qui a de forte probabilités d’être largement plus accessible. Et 7 à 8 fois sur 10, c’est le cas. De plus en plus d’interfaces nouvelles vont arriver dans nos foyers. Le web devant un écran, avec un navigateur et une technologie d’assistance, dans peu de temps ce sera de la préhistoire. Là encore, il va nous falloir être vigilants, acteurs et imaginatifs.
En d’autres termes, qui dit croisée des chemins, dit choix à faire. Ce choix, c’est d’abord celui des personnes concernées qui doivent se bouger, agir, s’exprimer pour que cette fois les choses ne se fassent pas pour elles sans elles. Il y a pour cela des choses simples que chacun peut faire : écrire au site, utiliser les réseaux sociaux, décrocher son téléphone. Et cela soit pour expliquer les difficultés qu’on rencontre soit pour parler aussi de ce qui est bien fait.
Enfin, l’accessibilité ne progressera réellement que si l’on parvient à travailler sur une notion de qualité globale du service incluant des questions d’ergonomie, de performance, de référencement, de maintenabilité, et que l’on peut démontrer que ça rapporte. Oh, j’ai dit un gros mot !
Si tu avais carte blanche pour t’attaquer au projet de ton choix, tu choisirais quoi ?
Monter un spectacle itinérant quoiqu’ébouriffant sur la base de mes fameux 10 engagements, afin de démontrer que l’accessibilité ça n’est réservé ni aux experts, ni aux handicapés, ni aux grosses écuries du web. Ce serait une sorte d’utopie incarnée où les clichés seraient pris dans un tourbillon de ridicule, où des situations de handicap rencontrées par tout le monde seraient vaincues grâce à des interfaces top moumoutes conçues par des webmasters qui prendraient leur pied.
Et comme j’ai carte blanche, je mettrais en route un second chantier : utiliser ce formidable outil qu’est Internet pour diffuser ce même message à travers des podcasts, des vidéos courtes et pratiques, et toucher plus de personnes qu’actuellement.
Rêveur, moi ?
Ça fait du bien à lire, la personne derrière metroconnexion, un site sans prétention réellement inspirant pour l’avancement des droits. La vision de l’engagement nécessaire des personnes me rejoint, agir en nébuleuse reliée par des valeurs plutôt qu’actions canalisées uniquement par les assocs et par les experts. DIY. Vraiment vivifiante ces deux premières entrevues, j’espère qu’elles résonneront au Québec.