Imaginez un supermarché où les produits sont tous dans des boites indifférenciées, avec comme seules indications des lettres et des chiffres sans aucun sens discernable. Où les paquets de Pépitos sont stockés au plafond, hors d’atteinte. Où les bouteilles de Banga sont toutes d’une couleur variant autour de l’orange, mais sans étiquette pour les distinguer. Où le lecteur de carte bancaire, de carte de fidélité, et la fente du jeton pour le caddie, sont tous semblables, au point qu’on ne saurait dire lequel sert à quoi.
Imaginez une bibliothèque où tous les ouvrages sont rangés sans ordre apparent. Où un grand nombre d’entre eux portent sobrement le titre « Rapport », ou « Doc ». Où certains sont juchés en haut d’étagères titanesques, et sont si lourds que vous vous faites un tour de rein en les attrapant. Tout ça pour vous rendre compte qu’ils sont dans une langue inconnue, ou pire encore, que vous êtes incapable d’en feuilleter les pages.
Imaginez un magazine où tous les textes sont de la même taille, et s’enchainent sans aucune structure ni ponctuation, au point de ne former qu’une seule et même gigantesque phrase. Imaginez que le texte est écrit si petit, et avec une encre si claire, que vous avez mal au crâne dès la première ligne. Où toutes les illustrations sont un sobre rectangle noir, alors que la légende vous promet que dans cette image, se trouve la clé de votre réussite.
Imaginez un parc de loisirs où la musique et le bruit sont si assourdissants que vous ne vous entendez plus penser. Où le personnel vous explique les consignes de sécurité, mais aucun son ne sort de leur bouche souriante. Où les attractions vous happent avec leurs chants de sirènes, mais les portes sont si lourdes que vous êtes incapables de les pousser.
Ce monde de cauchemar, vous pourrez sans doute vous en échapper en vous réveillant. Mais pour bon nombre de personnes, ce monde est la réalité : celle d’un web encore trop inaccessible.
Les personnes ne percevant pas les informations visuelles, telles que les images, les vidéos, les mises en forme de textes, les couleurs, auront besoin d’informations sous forme de texte structuré, que leur restitueront efficacement des logiciels permettant de lire ces textes en Braille ou via une voix de synthèse. Les sons parasites devraient alors pouvoir être contrôlés pour éviter l’interférence avec le synthétiseur.
Les personnes ayant une mauvaise vue utiliseront des systèmes d’agrandissement et de changement de couleurs. Encore faut-il que les pages web soient conçues pour autoriser ces modifications d’apparence selon le bon vouloir de l’utilisateur.
Les personnes ne percevant pas les informations auditives, notamment dans les vidéos, auront besoin de textes additionnels, voire de versions en langue des signes pour bénéficier du contenu.
Les personnes qui ne peuvent pas utiliser une souris, doivent pouvoir naviguer et utiliser le contenu avec des dispositifs tels que des tiges de contrôles, des joysticks spéciaux, des logiciels de commande vocale, par les mouvements des yeux, voire… avec un clavier ! Encore faut-il que le concepteur de l’interface ait envisagé que l’on puisse se passer de souris pour la manipuler.
Les personnes indisposées par les sons intrusifs ou les mouvements doivent pouvoir consulter les contenus sans être gênés, et si ces sons ou animations portent une information, elle doit être disponible sous une forme moins « agressive », tel qu’un simple texte par exemple.
La bonne nouvelle, c’est que toutes ces choses sont faisables, et si on prend la peine de s’y intéresser, finalement pas si difficiles ni coûteuses à faire. Une bonne partie est à la portée du blogger débutant, et rien dans ces aménagements ne devrait effrayer un professionnel du web.
En quoi cela vous concerne ? Peut-être pas vous directement, mais considérez qu’en France 1 personne sur 6 ou 7 présente une déficience pouvant constituer un handicap. Rien que dans votre rue, votre bus, ou dans la salle de votre café favori, ça fait du monde. On peut aussi se retrouver en situation de handicap, temporairement ou définitivement, au cours de la vie, en se cassant un bras, en se rétablissant d’une soirée trop bien fêtée, ou en écoutant son iPod trop fort trop souvent. Et puis n’oublions pas, comme le disait Desproges (juste avant de mourir, ce con), que nous sommes tous atteints d’une maladie dégénérative mortelle, qu’on appelle la vie… avec un peu de chance, nous vivrons assez vieux pour voir dégénérer nos facultés à voir, entendre, et bouger. Un français sur trois aura plus de 60 ans passé 2025, et la société ne pourra pas se contenter de les laisser sur le bord des autoroutes de l’information.
Et ne perdons pas de vue une chose cruciale : avoir une ou plusieurs déficiences ne change pas le poids de son opinion, la valeur de ses euros, ou l’importance de ses contributions intellectuelle, sociale ou artistique. Un internaute qui fuit votre site parce qu’il ne s’y sent pas bien accueilli, vous ne le reverrez pas de sitôt. Surtout si vos concurrents ont sorti le tapis rouge et les petits fours…
Or, dans ce monde maillé par les réseaux sociaux, le pouvoir de nuisance d’un individu est démultiplié. Comme dans les hôtels ou les restaurants, un accueil médiocre sur un site web sera crié sur les toits du Web. Ce n’est pas de la parano, c’est juste un fait, avec lequel il faut composer.
Alors, avant la prochaine mise en ligne, pensez-y…
NB: les plus fidèles lecteurs auront reconnu un texte paru sur Webyboom, mon ancien blog. Quatre ans après, je n’ai malheureusement pas trouvé de raison d’en changer une seule ligne.