Quand on touche à l’accessibilité, et c’est la moindre des choses, on manipule souvent deux termes aussi connus que mal utilisés : handicap, et déficience. On les confond souvent, on les intervertit, on jongle avec. Souvent pour éviter des répétitions ; parfois parce qu’on ne se prend pas trop la tête avec les nuances. Ces termes décrivent pourtant deux choses très différentes.
Une déficience est une limitation de capacité, physique, mentale ou sensorielle, propre à une personne, de façon temporaire ou définitive. Elle peut être intrinsèque, ou résulter de son environnement immédiat (par exemple, un mauvais éclairage crée une situation de déficience visuelle). C’est une caractéristique absolue : on a une déficience ou pas, elle est la même quelque soit ce que l’on fait.
Un handicap est, a contrario, une caractéristique relative. Elle décrit un surcroit de difficulté pour réaliser une action donnée, par rapport à d’autres. Dans les courses de chevaux ou au golf, d’ailleurs, cette notion est très bien illustrée. En ajoutant un poids à un cheval, ou en dégradant le score du golfeur avant son premier swing, on leur crée des conditions plus difficiles de compétition. On voit bien là que le handicap ne peut pas se confondre avec une déficience du cheval ou du golfeur, et résulte bien d’un effet externe.
Dans la vie plus quotidienne qui est la nôtre (sauf si vous êtes golfeur. Ou cheval de course…), le handicap sera le résultat de l’environnement de la personne, intervenant de façon négative sur l’action à réaliser. Il y a souvent un lien avec une déficience, mais ce n’est pas toujours le cas. La déficience peut être là mais sans effet handicapant, et le handicap peut exister sans déficience aucune. Par exemple, un non-voyant n’est pas handicapé dans le noir par rapport à un voyant, c’est même plutôt l’inverse. Une personne privée de l’usage de ses jambes peut être championne du monde de football sur console de jeux. J’ai même une anecdote personnelle à ce propos, assez illustrative il me semble. Je m’en vais vous la narrer. Si si, j’insiste.
Comme beaucoup d’étudiants des filières techniques et scientifiques, je suis passé par un stage ouvrier. Quelques semaines en entreprise pour découvrir la vraie vie avec des vrais gens, avant d’en découdre dans les couloirs de l’assurance chômage. Le mien s’est déroulé dans une fabrique de meubles pour hôpitaux, qui m’a fait goûter à différents services : bureau d’études, informatique, administration, et fabrication. Là, on m’a fait assembler des tiroirs de tables de chevet par centaines, à coups de visseuse et d’encolleuse. Pour éviter tout accident industriel majeur, je suis en binôme avec un mec de mon âge, très sympa, et dont c’est le métier. Pour les besoins de l’article, nous l’appellerons Sigismond, car personne n’utilise ce prénom pour rendre les témoignages anonymes, et c’est bien dommage.
Sigismond est un pro, c’est évident. Rapide, précis, productif. Ses impressionnantes piles de tiroirs parfaitement alignées en témoignent, là où les miens (dont la moitié montés à l’envers, ooops) s’entassent lentement, de guingois, avec des filets de colle qui le font pâlir de panique. Sigismond est également sourd, et ce n’est pas anodin, puisqu’il doit m’expliquer le job. On doit donc s’adapter. Il procède par gestes, démonstrations, et griffonne occasionnellement sur l’écriteau accroché à son cou. Car même s’il est capable de parler, il ne le fait que rarement, et je sens bien que ça lui coûte.
Il faut savoir qu’un atelier de fabrication où tournent des machines-outils grandes comme des autobus, qui défouraillent du panneau mélaminé au kilomètre, c’est bruyant. Et pas qu’un peu. Le port de bouchons auditifs est donc obligatoire, et heureusement. Ces petits bouts de mousse sont bien serviables, seulement ils ont une fâcheuse tendance à gicler régulièrement du conduit auditif, avec un « pop » silencieux que je ne peux que m’imaginer. De plus, à la longue ils irritent le dit conduit auditif, provoquant en fin de journée une douleur égalée seulement par la migraine engendrée par la cacophonie ambiante. Sigismond me voit forcer les bouchons récalcitrants dans mes oreilles, ça le fait marrer, il me désigne les siennes du doigt, avec l’air de dire « moi ça va, c’est cool ». Pour la communication, je ne suis pas à la fête non plus. Ses gestes à lui sont vifs et explicites ; les miens sont comiquement gauches. Il écrit à une vitesse folle sur son écriteau toujours à portée de crayon ; pour moi c’est tellement galère que j’abandonne vite le procédé. Évidemment, la parole ne me sert à rien, à part à exprimer, pour moi-même, mon désarroi.
Dans notre micro-monde aux frontières bordées de tiroirs sentant la colle fraîche, le mec handicapé, c’est pas lui, c’est moi.
Sortis de l’usine, on se serre la main, avec un signe de tête, qui peut vouloir dire plein de choses. Je sais qu’il rentre dans un environnement qui ne lui fera pas de cadeau, et où sa surdité deviendra, pour le coup, un handicap.
Chaque fois que j’ai besoin d’une remise en ordre dans ma tête, j’invoque ce souvenir. J’espère qu’il vous aidera aussi à faire la part des choses, à l’avenir.
Ce qui me plaît énormément dans ce témoignage, c’est l’événement réellement vécu, mais aussi l’émotion palpable derrière les traits d’humour. Ca nous change des beaux et grands discours !
Bonjour,
je cherchais la différence entre « avoir un handicap » et être dans une « situation de handicap ». Entre la Cigogne et le Renard et ce touchant témoignage, le floue persiste toujours. Y-a-t-il vraiment une différence entre les deux ? Je pense avoir retenue une chose : c’est l’environnement dans lequel on évolue qui fait apparaître ou non notre handicap et c’est ce même environnement qui nous met ou non en situation de handicap.